Entre agir et penser,
douter ou hésiter voilà la question…
Je peux douter d’avoir
avalé mon médicament ce matin, fermé le gaz et la porte à clefs
en quittant mon domicile, bref je peux douter de toutes les actions
accomplies quotidiennement qui relèvent d’une certaine
automaticité du corps et de l'esprit. C’est en effet à la
frontière entre perception et aperception que le doute s’insinue.
La conscience double mes actes comme une seconde peau et, fragile,
laisse parfois planer le doute sur leur réalité : elle signe
et voile ma présence au monde, comme la peau rend sensible, protège
et isole en même temps. Au fond douter c’est toujours douter
d’exister. Qui m’assurera jamais de la réalité des choses et
des êtres qui m’entourent ? De ma propre réalité ? Qui
m’assurera d’être vraiment éveillé ? La vie n’est
peut-être qu’un « songe bien
lié » songeait Leibniz. Au
contraire par un mouvement inverse le doute signait pour Descartes la
preuve indubitable de l’existence du douteur : «
ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ? Non
certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si
j'ai pensé quelque chose.»
Douter semble différer
d’hésiter : dans l’hésitation face à un choix qui engage
mon avenir - comme si j’étais ce personnage de conte pétrifié
devant deux portes entre lesquelles il doit choisir - la conscience
semble entièrement mobilisée : vigilance et présence à soi
sont poussées à l’extrême. L’hésitation semble signer jusqu’à
la douleur ma puissance et mon entière liberté. Si j’hésite
n’est-ce pas que je peux choisir ? Choisir n’est ce pas
risquer ? Or la vie presse, il faut agir, et la réflexion,
l’évaluation des possibles, doivent cesser sous peine de périr
sur place comme l’âne célèbre, mort de soif et de faim entre un
seau et une botte de picotin. Et, nous ne pouvons pas agir dans la
vie de façon fractionnée, rappelle William James, c’est à dire
faire un pas d’un côté, puis un pas vers l’autre : « nous
devons nous prononcer pour l’alternative la plus probable, et faire
comme si l’autre n’existait pas, en nous exposant à subir le
dommage entier si l’événement trompe notre confiance ».
Et donc, oui, toute action est déchirement parce que, oui, d’autres
vies sont possibles dans lesquelles je pourrais rencontrer la vraie
princesse, devenir cosmonaute, médecin ou acteur, réaliser mon rêve
le plus cher… « Toute détermination
est négation » tranche Spinoza.
Négation, c'est-à-dire renoncement, prix à payer pour décider ;
décider c'est-à-dire exister.
Pourtant, face à une
urgence absolue, un choix décisif, l’hésitation semble comme
élevée à la puissance seconde : à l’instant où j’hésite,
je m’interroge aussi sur la durée pendant laquelle l’incertitude
est permise : j’hésite à hésiter en quelque sorte. Ce
redoublement de l’hésitation signe l’apparition de l’angoisse,
sentiment souvent commun au doute et à l’hésitation ; d’où
le risque de confusion entre les deux notions. Comment donc les
distinguer plus sûrement ? Le doute serait-il à la pensée ce
que l’hésitation est à l’action ? Le doute porterait alors
le signe indubitable de la pensée et de l’existence, comme
l’hésitation le signe éclatant de la puissance et de la
liberté humaine. En effet, en voyant le cerf traqué tenter toutes
les directions pour s’enfuir, peut-on vraiment dire que l’animal
hésite ? N’épuise-t-il pas plutôt l’une après l’autre
toutes les solutions, absorbé dans chacune, oubliant l’instant
d’après la tentative précédente ? Oui, seul l’homme
semble libre car il est seul capable de se souvenir ou d’anticiper,
de douter et d’hésiter, et « il envie
l’animal qui oublie aussitôt et qui voit vraiment mourir l’instant
dès qu’il retombe dans la brume et la nuit et s’éteint à
jamais. » (Nietzsche).
Les choses pourtant se
complexifient si l’on conçoit les sensations, les émotions -
voire toutes les formes de pensée - comme des réactions au monde,
des actions esquissées, retenues, des commencements d’actions. Si,
comme le dit Merleau-Ponty, le monde visible et celui de mes projets
moteurs sont une seule et même chose. Dans cette perspective douter
et hésiter se présenteraient comme notions jumelles, ce en faveur
de quoi semble plaider le sentiment d’épuisement qui gagne souvent
le douteur : sa pensée le balance d’un côté, de l’autre,
ainsi jusqu’à l’infini. Faut-il se pendre ou attendre Godot ?
Une question qui mérite bien que l’on tergiverse pendant toute une
pièce ! Beckett, écrit Deleuze, est un écrivain "épuisé"…
Ou encore : faut-il « Etre
ou n’être pas ? » Une
hésitation qui ne fait pas nécessairement d’Hamlet le fils faible
et fragile que l’on décrit souvent, mais plutôt le héros épuisé
qui diffère indéfiniment le geste déjà accompli dans sa tête. A
quoi bon agir si le meurtre n’ajoute rien à la pensée du
meurtre ? A quoi bon agir une chose déjà pensée se demande
l’obsessionnel, puisque pour ce névrosé penser et vivre sont une
seule et même chose.
Et c’est bien cela que
rumine sous la mousse le propriétaire mi-humain mi-animal du
Terrier, dans la nouvelle de Kafka ; la construction et le
réaménagement de son habitation souterraine sont des activités où
épuisement mental et épuisement physique, doute et hésitation se
confondent entièrement, comme dans le processus d’écriture mis en
œuvre dans le récit. Faut-il disperser les provisions dans
les couloirs du Terrier-rhizome, pour survivre en cas d’attaque,
ou, au contraire, les regrouper dans le cœur de la Citadelle pour
mieux résister en cas de siège ? Incapable de décider, notre
animal-propriétaire va s’épuiser en transports et en déplacements
continuels…. Comment protéger son Terrier le plus efficacement ?
En y vivant retranché ou en le surveillant depuis la surface, tapis
derrière un arbre ? Mais, si l’on choisit cette deuxième
hypothèse, comment soulever la trappe de mousse sans courir alors le
risque d’exposer son entrée au moment où il faudra bien se
décider à regagner les profondeurs ? « Je
m’arrache à mes doutes, soupire l’étrange
animal, et je cours droit à ma porte, en
plein jour, dans l’inexcusable dessein de la lever, mais je ne peux
pas, je la dépasse et je me jette exprès dans un buisson de ronces
pour me punir d’une faute que je ne connais pas. »
Et c’est peut-être le
sens profond du doute-hésitation que nous révèle la nouvelle de
Kafka : acte en pensée ou pensée en acte, doute et hésitation
ne vont jamais sans un implacable sentiment de culpabilité :
mieux, le doute est l’autre nom de la culpabilité, celle des
origines, celle d’Adam hésitant à manger la pomme, celle encore
de Prométhée condamné à souffrir, les entrailles rongées par
l’angoisse, pour avoir livré aux humains la science et le
feu : culpabilité d’avoir à considérer que l’on est homme
c'est-à-dire condamné à penser par soi-même sa propre existence.
Jean Deloche